Votre conférence-débat prévue à Melbou (Béjaïa) n’a pas pu se tenir. Craint-on toujours à ce point la parole libre ?
Hormis quelques poches de liberté qui subsistent encore en Algérie, tout est sec, uniforme et chloroformé. La parole libre est contrôlée, filtrée, tamisée et sacrifiée parce que crainte.
Les dirigeants ont beaucoup plus peur des idées que des armes. Les armes, ils en ont ; les idées, puisqu’ils ne peuvent pas les affronter, ils les redoutent. Les véritables révolutions se font avec les idées, les guerres avec les armes. Comment expliquer que les autorités interdisent ma conférence de Melbou tandis qu’elles tolèrent dans le même temps les meetings des salafistes ? C’est facile à comprendre. L’islamiste ne pense pas, il croit. Il ne s’attaque pas à l’injustice, il en produit. Il ne dénonce pas la tyrannie, il en est le défenseur.
Quant aux libres penseurs, de surcroît s’ils ne sont pas inféodés à une chapelle politique, ils dérangent parce qu’ils s’attaquent au Mal et à sa banalisation. Je ne suis pas tombé dans le piège de la binarité idéologique qui a fait perdre un temps précieux aux démocrates algériens : la plupart d’entre eux ont passé beaucoup plus de temps à s’entredéchirer qu’à combattre le Système. Le Système porte un képi et un qamis. Je suis contre cette hydre à deux têtes qui étouffe le pays.
Mes ennemis ont la même initiale, le B : le bâton et le barbu… Je suis écrivain, un libre penseur, ma seule arme est ma plume. Je l’ai trempée dans l’encre de la vérité. Rien ni personne ne pourra me faire taire ou me dicter ce que je dois dire. Ma plume est têtue, elle a soif de liberté et de justice.
Dans toutes vos haltes, l’accueil était enthousiaste. Comment expliquez-vous l’engouement du public sevré de telles rencontres ?
Peut-être à cause de ma liberté de ton, ma franchise, ma colère saine, ma détestation de l’injustice, ma quête de vérité. Je ne sais pas mentir. Je dis ce que je pense. J’écris sans artifices. Je n’aime pas la censure et ne pratique point l’autocensure. Je ne suis pas un bien-pensant car je ne supporte pas la pensée unique et inique. Mes mots et mes personnages sont issus du peuple.
Comme mes semblables, je suis un rescapé de l’Ecole algérienne, du patriarcat et de ses délires, de l’islam et de ses dérives ; le terrorisme et la misère sociale ont frappé ma famille et mes proches. Comme eux, je suis désillusionné par des faux démocrates à qui nous avons confié gracieusement nos espoirs et nos chimères.
Les printemps que nous avons chantés ensemble n’ont pas tenu leurs promesses, ils se sont révélés tristes et pluvieux, le soleil s’est éclipsé, les fleurs se sont fanées ; nous n’en avons récolté, au bout du compte, que des larmes et du sang. Même si je vis en Amérique du Nord, j’observe de près les angoisses des miens. Tout ce qui les peine me chagrine. Quand ils toussent, je m’enrhume. J’écris un peu pour moi, beaucoup pour eux.
Allah au pays des enfants perdus est un roman qui «montre le vrai visage de l’Algérie» où la jeunesse est reniée. Ath Wadhou, où les «saints patrons ont pris la clef des champs», rappelle à certains égards les décors et les personnages des œuvres de Mammeri et Feraoun écrites dans un contexte de colonisation. Sommes-nous condamnés à subir les mêmes souffrances ?
Le colonialisme ne s’en va pas tout à fait, il laisse derrière lui ses relais, ses relents et ses mauvaises pratiques. La politique d’arabisation pratiquée par les autorités algériennes depuis l’indépendance n’est qu’un médiocre calque de la politique de Jules Ferry. L’Etat algérien est un système «bâtard», c’est le jacobinisme français enrobé d’islam. Il est schizophrène. Un œil regarde la Mecque pendant que l’autre admire la Tour Eiffel. Les Algériens ne savent pas ce qu’ils font ni ce qu’ils sont : berbères, arabes, musulmans ? Menacés par de multiples courants, ils s’accrochent aux épaves.
Tout est résumé dans ce slogan absurde : «One, two, three, viva l’Algérie !» Trois langues étrangères et aucune langue nationale ! Le nationalisme démesuré avec des mots importés de l’Occident. La fierté d’être quelqu’un quand on est à peine quelque chose. D’où le titre un peu provocateur de mon roman, mais ô combien évocateur de notre mal-être, de notre crise identitaire, Allah au pays des enfants perdus. Allah est partout, le citoyen nulle part.
Nous ne sommes pas des hommes libres, mais des enfants perdus. J’ai publié l’année derrière une chronique dans laquelle j’ai résumé à ma façon cette souffrance : mon acte de naissance est un acte de décès. Les Nord-Africains sont tous les autres, mais jamais eux-mêmes !
L’auteur que vous êtes ne craint-il pas de déranger dans ce roman-réquisitoire ? L’œuvre de fiction doit-elle déplaire en s’attaquant aux travers de la société ?
Je n’écris pas pour plaire ou déplaire, j’écris pour dire simplement le bien et le mal qui sont en nous. J’écris pour défaire les chapelets de tabous et d’archaïsmes que traîne notre société depuis plusieurs siècles. Je ne peux pas accepter que la femme soit encore considérée l’inférieure de l’homme, que le Kabyle, le Chaoui, le Mozabite ou le Targui soient des citoyens de seconde zone, que l’on tue au nom d’Allah des filles qui refusent de porter le voile, que l’on pourchasse des jeunes parce qu’ils ne font pas le Ramadhan ou sont athées ou chrétiens, qu’un militant des droits de l’homme, Kamel Eddine Fekhar et ses compagnons soient jetés en prison sans que cela ne suscite de l’indignation alors qu’on réhabilite par le biais d’une zaouïa un ex-ministre sulfureux et soupçonné de corruption… Cela fait 17 ans depuis que le peuple est dirigé par un Machiavel en chaise roulante. Assez ! La coupe est pleine. Je suis un homme révolté.
L’Algérien ne peut pas être citoyen puisqu’il est avant tout croyant. L’individu est étouffé par la communauté qui contrôle ses faits et paroles. La démocratie n’existe pas en Algérie, elle est ethnique, c’est le tribalisme qui inspire nos lois et nos actes.
Vous avez écrit des pièces remarquées au Canada où vous vivez. Peut-on espérer voir vos pièces Qui viendra fleurir ma tombe et Toute femme est une étoile qui pleure adaptées sur les scènes algériennes ?
Pourquoi pas. Toute femme est une étoile qui pleure sera rejouée à l’automne au théâtre La Chapelle à Montréal. Une tournée suivra quelques mois plus tard à travers plusieurs villes du Québec. Le projet de l’exporter un peu partout dans le monde nous tient à cœur. Si cela se réalise, nous la présenterons avec joie auprès des miens.