Fadhma Aït Mansour, originaire de Tizi Hibel, est née présumée en 1882. Sa mère était de Taourirt Moussa dans les proches environs.
Leur histoire est douloureuse, voire dramatique. C’est un cas des plus aigus et des plus pénibles de la colonisation française en Algérie. La conversion au christianisme, l’exil, le déchirement et la mort vont parsemer, ponctuer son itinéraire.

C’est en 1946 que Fadhma écrit son livre Histoire de ma vie qui sera publié en 1968 chez Maspero à Paris. Elle meurt le 9 juillet 1967 en Bretagne. Son mari, lui, était issu d’Ighil Ali en petite Kabylie. Mais, écoutons. La mère de Fadhma avait épousé un homme plus âgé qu’elle : il avait un frère beaucoup plus jeune, sans enfant, qui voulait léguer ses biens à sa propre femme. Le frère aîné tend une embuscade à l’écart du village à son cadet et le tue. Il y a refus par l’aîné que le patrimoine familial passe à une autre branche. Mais, tendons l’oreille à ce que nous raconte Fadhma elle-même.

« L’année de sa mort, disait ma mère, il y eut une récolte miraculeuse. De mémoire d’homme, on n’avait vu les figuiers si chargés de fruits, les treilles de grappes, ni les épis si beaux. »

Quand nous allions aux champs, il disait en soulevant les branches : « Regarde, femme, regarde tous les biens que Dieu nous donne ! »

Et moi de répondre doucement : « Ma ne der ! » (si nous vivons).

Il ne devait pas voir mûrir les figues, ni les raisins. La moisson était à peine rentrée qu’il mourut. »

Après la mort de son mari, ce frère aîné de Fadhma veut alors que sa sœur vienne habiter chez leur mère avec ses enfants. Elle refuse. Son frère la renie publiquement.

« Son mari n’était encore pas mis en terre que mon oncle maternel, Kaci Aïth Larbi u Saïd, venait trouver ma mère et lui ordonne :

« Quitte cette maison. Viens chez nous avec tes enfants. Notre mère les élèvera et toi, tu te remarieras. »

« Je resterai avec mes enfants dans ma maison », lui répondit-elle, bravant ainsi son frère et la coutume. Mon oncle qui était très grand arracha une tuile du toit et la lui lance, heureusement sans l’atteindre. Il alla droit à la Tajmaât et, prenant l’assistance à témoin, il déclara : « A dater de ce jour, je renie ma sœur Aïni. Elle est exclue de notre famille : quoi qu’elle fasse, quoi qu’il advienne d’elle, nous nous désintéressons de son sort. Elle nous est étrangère. »

Quand la mère, autrement dit la grand-mère de Fadhma, meurt, on interdit à sa fille de la voir une dernière fois.

La mère est veuve et elle vit avec ses deux enfants. « Quand elle avait besoin de l’aide d’un homme, elle devait le payer bien cher. L’hiver, au temps des olives, elle rendait cinq journées de ramasseuse pour une seule de gauleur. Mais elle était jeune, imprudente. Dans sa propre cour habitait un jeune homme de la même famille de son vieux mari. Il l’aimait et elle l’aimait. Et ce qui devait arriver arriva. » « Elle fut enceinte et l’homme nia être le père. »

Tout se fait sous le signe du code coutumier du groupe. La sanction de la transgression est la mort, soit physique, soit par exclusion. « La nuit de ma naissance, ma mère était couchée seule, avec ses deux petits ; personne auprès d’elle pour l’assister ou lui porter secours ; elle se délivra seule et coupa le cordon ombilical avec ses dents. Une seule vieille vint le lendemain avec un peu de nourriture. »

« Le neuvième jour après ma naissance, ma mère me mit dans son giron contre sa poitrine, car il avait neigé, prit ses enfants chacun d’une main et elle alla déposer une plainte contre mon père entre les mains du procureur de la République, elle voulait que mon père me reconnaisse et me donne son nom. Lui refusait, car il était fiancé à une fille du village d’une puissante famille qui le menaçait de le tuer s’il abandonnait cette fille et il avait peur. »

Des parents, les frères de son mari, vont essayer de chasser la mère de Fadhma du village, de garder les enfants et leur future succession. La justice va finalement protéger les biens qui restent à la mère et aux enfants. La recherche de paternité étant interdite à l’époque, la mère va essayer de se débarrasser de Fadhma. Fadhma est une fille illégitime. Elle va en souffrir dès sa prime enfance.

Le monde est méchant, et c’est « l’enfant de la faute qui devient martyr de la société, surtout en Kabylie. Que de coups, que de bousculades, que de souffrances n’ai-je pas subies ! Il arrivait, lorsque je sortais dans la rue, que je sois renversée et piétinée« .

Ce sont la misère et la souffrance qui amènent la mère de Fadhma à rechercher quelque aide dans le contact avec les sœurs blanches. Fadhma est confiée vers 1885-86 aux religieuses des Ouadhias. Sa mère la retire, car elle y subira les pires sévices.

« De toute cette époque de ma vie, je vois surtout une image affreuse : celle d’une toute petite fille debout contre le mur d’un couloir. L’enfant est couverte de fange, vêtue d’une robe de toile de sac, une petite gamelle pleine d’excréments est pendue à son cou, elle pleure. Un prêtre s’avance vers elle : la sœur qui l’accompagne lui explique que la petite fille est méchante, qu’elle a jeté les dés à coudre de ses compagnes dans la fosse d’aisance, qu’on l’a obligée à y entrer pour les y rechercher ; c’est le contenu de la fosse qui couvre son corps et remplit la gamelle« .

La mère de Fadhma se remarie à un jeune et vaillant homme. En 1886, Fadhma ira suivre des cours dans une école de filles à Fort-National qui devient Cours normal.

En 1892, Fadhma obtient son certificat d’études, une Algérienne de région obtient son Brevet élémentaire. Quand sa mère meurt, c’est la rupture totale avec le village natal. Elle va travailler à l’hôpital des Sœurs blanches de Aït Mangueleth. L’emprise des missionnaires, en grand partie catholiques, est forte dans la région. Elle ira à la messe. Elle se marie alors qu’elle est toujours chez les sœurs. Elle est baptisée dans la religion catholique le jour même de son mariage, en 1899. Elle a 16 ans, son mari 18. La famille Amrouche est originaire de Ighil Ali. Les rapports de Fadhma avec sa belle-mère ne sont pas toujours aisés.

« Nous étions en 1906. Il avait beaucoup neigé et il faisait très froid. Nous habitions la maison aux provisions qui était maintenant vide. Je me demande comment nous avons pu subsister cette année-là, car nous n’avions aucune ressource. Mon beau-père s’était fâché avec nous parce que mon mari lui avait refusé le droit de faire circoncire mes enfants. Belkacem (c’est le mari) s’était plaint à l’Administrateur et celui-ci, par la voix du caïd, avait intimé l’ordre à mon beau-père de laisser les enfants tranquilles. A la suite de cet affrontement, il avait voulu nous chasser de la maison« .

La vie de Fadhma est alors ponctuée de naissances, d’exil et de déménagements. Avec son mari, elle s’installe à Tunis. Souvent aux vacances, la famille retourne à Ighil Ali. Elle a eu quatre garçons et une fille. Elle commence par en perdre deux de tuberculose. Son mari meurt.

C’était un samedi soir, le 27 décembre 1958. Je m’étais endormie, il était (son mari) rentré de bonne heure, mais c’était au moment des courtes journées; nous avions reçu des lettres de bonne année : il y en avait une qui lui avait fait de la peine et il se mit à pleurer d’une façon désespérée. Quand j’essayais de le consoler, il me dit : « laisse-moi pleurer ça me soulage ! ».

… Le 3 janvier 1959, c’était un samedi. Le soir, mon mari avait achevé la lecture de son journal devant le poêle, à la lueur de la petite lampe à pétrole, car on avait abattu les poteaux électriques. Toute la journée, il avait été dehors, chez les marchands du village, chez Hubert. Au moment du couvre-feu, il était venu m’embrasser pour me dire bonsoir et il se mit au lit en me disant : « je vais vite m’endormir… ».

Au bout de deux heures, je l’entends se lever et me dire : « j’étouffe, j’étouffe ». Je lui répondis : « sors prendre l’air sur le balcon ». Je l’entendis encore me dire : « j’étouffe ».

Il alla du côté de l’escalier, au cabinet; je l’entendis encore, puis plus rien… Et je m’inquiétai, je me levai en chemise et pieds nus pour savoir la raison de ce silence. Je le trouvai assis sur le siège. Je criai « Amrar ! Amrar ! ». Pas de réponse. Je le tirai par les mains et essayai de le soulever, mais il était trop lourd. Je le lâchai et courus à la fenêtre de la cuisine en appelant René Zahoual. « René viens vite ! Amrouche se trouve mal, j’ai peur ! » René fit le tour et j’allai lui ouvrir la porte de la rue. Il prit mon mari dans ses bras et le coucha dans son lit. « Faut-il aller chercher le docteur militaire ? » Mais, il avait senti que le cœur avait cessé de battre. Il appela sa mère qui me tint compagnie. Pendant la nuit, je me levai plusieurs fois pour voir s’il avait froid, et je tirai sur lui les couvertures, mais il n’avait plus besoin de rien. « 

C’est en 1930 qu’elle entreprend, avec Jean et Marguerite Taos, de fixer et de traduire ses chants, hérités des ancêtres qui, dit-elle « m’avaient permis de supporter l’exil et de bercer ma douleur.  »

En 1940, elle a perdu ses trois fils : Louis, Paul, Noël. C’est alors qu’elle composa 7 poèmes, dont 5 à la mémoire de ses garçons disparus et 2 autres destinés à Taos, alors pensionnaire à la Casa Velasquez. Ce sont ces poèmes qui seront publiés 25 ans plus tard en appendice dans Le Grain magique.

Fadhma s’éteint le 9 juillet 1967.

Je suis comme l’aigle blessé
L’aigle blessé entre les ailes
Tous ses enfants se sont envolés
Et il ne cesse de pleurer
Pitié ô Maître des vents
Venez en aide à ceux qui souffrent
Je suis comme l’aigle des montagnes
Sur la roche la plus, haut, dressée
Il passe ses nuits à observer le ciel
Espérant découvrir parmi les étoiles
Le visage de ceux qui se sont envolés
Je prie Dieu et les amis de Dieu
Pour que lui apparaissent en rêve
Les enfants qui s’en sont allés
Pour qu’il les voie dans l’autre vie
Alors, peut-être, il connaîtra la paix.

source: tizihibel.net

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